POUR UN DÉTAIL Marie-Anne Le Barbier
ELLE S’ÉTAIT ASSISE près de la fenêtre pour guetter l’apparition du soleil. Elle savait que ce moment marquerait son dernier jour, ils viendraient bientôt la chercher…
Elle se remémorait les événements qui l’avaient amenée là et essayait de comprendre ce qui s’était passé.
Depuis son enfance, elle avait rêvé d’une vie différente de celle qu’elle rencontrait tous les jours. Elle s’était laissé bercer par les légendes que les nourrices racontaient à mi-voix, le soir autour du feu. On y parlait d’êtres aux longs cheveux d’or vivant dans un continent perdu à la limite du monde connu. Ils rappelaient un peu le peuple des Elfes par la finesse particulière de leurs traits et le son cristallin de leurs voix, mais la ressemblance s’arrêtait là car ils n’en avaient ni les oreilles pointues, ni la façon de se vêtir. Ils étaient tous beaux, harmonieux, et les humains les appelaient les Archanges.
Ils étaient autrefois venus se mêler aux humains, ils avaient commercé avec eux, leur apportant des métaux précieux qu’ils extrayaient de leurs mines lointaines ou qu’ils ramassaient en paillettes dans les ruisseaux de leurs îles oubliées. Ils connaissaient les plantes, ils en tiraient tout un arsenal de remèdes qu’ils utilisaient pour guérir les hommes qui le leur demandaient. Ils se montraient patients et bienveillants envers tous, mais on les craignait un peu malgré tout car leur magie était puissante.
Ils connaissaient les étoiles et les désignaient par des noms aux consonances étranges. Ils avaient une science très précise des chemins maritimes, circulaient par toutes les mers avec une aisance merveilleuse, et bien des marins devaient leur salut à la présence miraculeuse de certaines de leurs nefs au beau milieu des tempêtes.
Ils n’avaient jamais accepté qu’un humain les accompagne pour un de leurs périples autour de la terre et ils se montraient très discrets sur l’emplacement de leur continent, que personne n’avait jamais pu découvrir. Certains navigateurs aventureux avaient bien essayé de les suivre de loin quand ils retournaient dans leur pays sur leurs nefs chargées de fourrures, ce qui laissait supposer que leur pays était froid ou que la faune était différente… Mais les bateaux de ces marins indiscrets n’avaient pas pu tenir la cadence : les grands navires des Archanges, pourtant très lourds à cause des plaques d’airain qui protégeaient leurs flancs, se déplaçaient sur l’eau avec une rapidité surprenante. Les curieux en avaient toujours été pour leurs frais.
Les seules personnes qui avaient pu avoir une idée plus précise de la direction dans laquelle se trouvait ce continent mystérieux étaient quelques pirates qui avaient aperçu ces embarcations faisant route vers le même point de l’horizon. Tous racontaient une histoire identique : ils avaient essayé de suivre le même chemin, le temps était clair, et rien ne les pressait. Après quelques jours de navigation paisible et agréable, et alors que les vaisseaux des Archanges étaient à peine visibles, un énorme banc de brume les avait brutalement happés, tellement dense que les hommes ne voyaient pas le bout de leurs propres bras. Ils s’interpellaient à mi-voix pour se rassurer dans le brusque silence qui s’était abattu avec le brouillard, lorsqu’ils avaient été subitement pris par un vent furieux, les noyant dans des volutes de fumée grise et pourpre, chargée de soufre et de suie, qui les étouffaient. En même temps, la mer s’était mise à bouillonner autour d’eux et un fort courant les poussait en arrière, à toute vitesse, les entraînant rapidement sans qu’ils puissent seulement avoir le temps de réagir. Ils s’étaient retrouvés, hébétés, sur un océan paisible et clair, illuminé par un soleil brillant… et ils avaient prestement remis le cap sur leur port d’attache, pour joindre leur voix à celles de tous ceux qui avaient vécu ce moment effrayant et qui le racontaient à l’envi, toujours le même récit, et le même sentiment de terreur.
Un claquement soudain fit tressaillir la jeune fille et ses mains croisées se crispèrent sur ses genoux. Eux, déjà ? Mais la nuit noyait encore la cité endormie et aucun signe de vie ne se manifestait au-dehors. Encore un bruit sec, mais cette fois-ci elle le localisa : ce n’était que le raton familier qui lui volait un croûton de pain. Elle reprit le fil de ses souvenirs.
Elle n’avait jamais su pourquoi les Archanges avaient déserté les pays humains, à la suite de quelles circonstances ils avaient complètement renoncé à commercer avec eux, mais elle se souvenait parfaitement de leur retour. Quel affolement lorsque les soldats en faction dans les tours de guet avaient aperçu, dans le halo doré du soleil levant sur la mer, une véritable armada de bâtiments immenses qui cinglaient vers leur port. Peu à peu les silhouettes s’étaient précisées sur le pont du plus proche, et les yeux ébahis des gens massés sur les quais avaient discerné de longues robes diaprées, des cheveux d’or flottant au vent… Les Archanges ! Ils étaient revenus !
La liesse s’était emparée de la foule, on avait acclamé longuement les nouveaux venus qui débarquaient sans hâte, le sourire aux lèvres, comme s’ils étaient partis la veille. Ils revenaient en ambassade, pour proposer de renouer des échanges avec les humains. Ils n’étaient apparemment pas armés, seule une courte dague brillait à leur ceinture. Les grands vaisseaux qui s’étaient amarrés pouvaient certes receler bien des menaces cachées dans leurs flancs, et tous savaient que la puissance de leur magie pouvait s’avérer redoutable, mais les humains étaient si heureux de l’événement que personne ne songea à une possibilité de violence.
Ils s’étaient entendus avec les notables, ils avaient repris leurs allées et venues dans le port et dans la ville. Ils se déplaçaient par groupes de trois ou quatre, mais chaque soir, ils regagnaient leur ville flottante, dont les ponts grouillaient de monde, avec des marchandises qui s’entassaient avant de disparaître dans les profondeurs des cales.
Elle avait été littéralement fascinée par ces personnages de légende et elle les suivait dès qu’elle pouvait déjouer la surveillance de ses proches. Elle avait remarqué que leurs longues tuniques étaient tissées de fils aux reflets changeants, inconnus dans le monde humain, qu’ils avaient des mains aux doigts longs et effilés, que leurs cheveux flottaient toujours librement au vent, offrant au soleil toutes les nuances de l’or, du plus pâle au plus chaud, et même pour certains des reflets d’or rouge. Leur contemplation la plongeait dans une sorte d’extase merveilleuse et elle se complaisait à imaginer ce que pourrait être sa vie avec eux.
Et puis un soir, elle avait assisté avec sa famille à un banquet en l’honneur des hôtes de la ville. Après le souper, elle avait regagné sa chambre à la seule lueur de sa chandelle déjà à demi consumée, et elle avait eu un sursaut en passant devant la porte de l’armurerie : elle avait cru apercevoir du coin de l’œil une Archange debout dans l’embrasure. Elle s’était retournée, plus curieuse qu’effrayée, et s’était figée : l’image qu’elle avait entrevue était bien là, devant elle, mais c’était la sienne, qui se reflétait dans le grand bouclier de métal poli fixé sur la porte. L’image était floue, certes, déformée par la courbure du métal, mais c’était bien sa propre image qu’elle avait prise pour un des étrangers. Bouleversée, elle avait alors détaillé le reflet et remarqué des ressemblances certaines : teint clair, yeux en amande, silhouette fine et élancée, longue chevelure blonde. Une Archange ! Elle ressemblait à une Archange !
Dès lors, elle s’était attachée à leurs pas, les observant avec passion, et peu à peu une idée folle s’était emparée de son esprit : elle allait partir avec eux. Il fallait qu’elle s’arrange pour monter à bord de l’un des navires qui repartaient pour leur pays. Les Archanges étaient nombreux et ne semblaient pas avoir de liens particuliers entre eux, elle n’était même pas sûre qu’ils se connaissaient tous.
La première chose à faire était d’accentuer en cachette la ressemblance. Elle avait alors commencé à nouer ses cheveux en les tirant le plus possible en arrière afin que tout le monde s’habitue à ce nouveau visage d’elle-même, et que, le jour venu, le simple fait de les libérer et de les ramener en avant la travestisse aux yeux de tous. Elle avait buté sur un détail : les reflets qui jouaient dans leurs chevelures. Elle avait donc essayé diverses mixtures de plantes, de pigments, s’était même adressée à la sorcière de la ville. Finalement, elle était assez fière du résultat obtenu qu’elle dissimulait sous un voile léger pour ne pas attirer l’attention.
Puis elle s’était attachée à épier tous leurs mouvements, copiant leur façon de marcher qu’elle avait découverte un peu glissée, leurs gestes comme ralentis, et leur maintien noble quoique sans fierté.
Elle les avait étudiés patiemment, méthodiquement, enregistrant soigneusement leurs comportements en toutes circonstances, et s’appliquait à les imiter avec précision.
Elle s’était pourtant heurtée à une difficulté majeure : le vêtement. Impossible de se procurer une tunique semblable à la leur, le tissu en était trop particulier. Elle n’avait eu d’autre solution que de rôder autour des bateaux à l’affût d’une occasion propice. Cela avait pris beaucoup de temps, mais un jour était venu où l’une des femmes Archange qui vivait à bord avait imprudemment étendu diverses draperies sur un bastingage pour les aérer. Le vent était léger ce jour-là, il apportait un souffle de printemps. N’ayant pas assez de place pour tout disposer au soleil, la belle Archange était descendue étaler quelques pièces de drap sur des ballots de marchandises en attente d’embarquement.
C’était l’occasion rêvée, enfin. Personne en vue, ni sur le pont, ni sur le quai. La jeune fille s’était prestement emparée du tissu le plus proche et s’était dissimulée un peu plus loin, guettant une réaction à laquelle elle aurait fait face en abandonnant son butin. Plus tard le vent avait beaucoup forci, et la femme Archange était revenue pour rentrer son linge ; elle avait paru surprise, hésitante, avait tourné autour des marchandises du quai, puis était remontée à bord.
Elle avait encore surveillé le navire, mais rien ne s’était produit, ni ce jour-là, ni aucun des jours suivants. L’étrangère avait peut-être cru à une erreur, à un coup de vent qui aurait emporté la pièce de drap… peut-être n’avait-elle pas osé en parler par peur d’une réprimande.
Toujours était-il que la jeune fille s’était donc trouvée en possession de l’élément nécessaire à son déguisement. Alors, elle avait taillé et cousu une tunique très longue qui dissimulait entièrement son corps, son cou, et retombait un peu sur ses mains. Elle l’avait cachée et, en attendant le départ, s’était astreinte à vivre au même rythme que ces fascinants étrangers pour acquérir le plus possible leurs habitudes.
Et puis le jour tant attendu était arrivé. Les Archanges avaient fini de charger quelques-uns de leurs vaisseaux : un groupe important allait donc repartir. Ils prendraient la mer au coucher du soleil pour naviguer en lisant leur chemin dans les étoiles.
Elle avait résolu de se glisser dans le cortège des Archanges qui remontaient solennellement à bord au moment des départs. Elle s’était donc travestie en secret et s’était glissée dans la file, les yeux baissés, calquant son attitude sur celle des autres. Et, miraculeusement, tout s’était bien passé. Personne ne lui avait posé de questions.
Quand les trompes avaient résonné pour saluer l’instant où les navires levaient l’ancre, elle avait bien eu un pincement au cœur avec une soudaine bouffée d’angoisse, mais il était trop tard pour revenir en arrière, et tapie derrière un ballot de fourrures qui n’avait pas encore trouvé sa place dans les cales, elle avait regardé s’éloigner la côte de ses ancêtres avec beaucoup d’émotion, mais très peu de regrets.
Elle avait eu l’aimable surprise d’être immédiatement interpellée par une ravissante Archange qui l’invitait à se joindre au groupe qui remontait l’ancre « au lieu de rester à rêver aux humains ». Puis on lui avait assigné des tâches diverses, exactement de la même façon qu’à tout le monde, et si parfois elle ne comprenait pas immédiatement ce qu’on attendait d’elle, personne ne semblait y prêter attention : elle avait l’impression qu’on la croyait un peu simplette. La nuit, elle dormait blottie sous une fourrure dans le coin qu’occupait la jeune femme qui l’avait appelée le premier jour et qui l’avait en quelque sorte prise sous sa protection.
Le voyage s’était déroulé sur une mer tantôt calme, tantôt agitée, mais sans anicroche. La jeune fille faisait très attention de parler le moins possible, elle écoutait surtout, mais sa nouvelle amie lui avait demandé où elle vivait dans la ville d’Arkinoé qu’ils regagnaient, et elle avait dû répondre confusément qu’elle venait en fait d’une des îles qu’ils exploitaient pour ses métaux précieux, et qu’elle était montée à bord au cours d’une escale, en cachette des siens qui n’acceptaient pas qu’elle les quitte. L’Archange lui avait alors promis de s’occuper d’elle et de lui trouver un logement à leur arrivée.
Après une longue navigation, le navire avait été pris dans un banc de brume très épaisse. Mais les Archanges les plus âgés s’étaient rassemblés à l’avant, et l’extrémité de leurs longs doigts se touchant, ils avaient baissé la tête, se concentrant jusqu’à ce qu’un halo doré se forme autour d’eux, s’étende, enveloppe le vaisseau tout entier, le nimbant d’un rayonnement qui éloignait la brume, creusait la mer sous la coque et repoussait les vagues. Au-delà de cette bulle de lumière, se pressant contre elle, des nuées soufrées, des tourbillons affreux d’escarbilles incandescentes, et au-dessous d’elle, des remous sauvages d’écume phosphorescente aux reflets inquiétants. La jeune fille avait soupiré de soulagement quand le calme était revenu aussi subitement qu’il avait disparu, et elle avait alors aperçu une terre très proche.
La première chose qu’elle avait remarquée était le pic montagneux qui dominait Arkinoé ; il était recouvert de glace et cerclé à mi-hauteur d’un anneau de nuages ocre. Il étincelait au soleil et illuminait la ville entière. Puis elle avait distingué le port et les habitations qui bordaient les quais au-delà des entrepôts. Les demeures étaient curieuses, arrondies et voûtées comme des grottes, avec une seule fenêtre comme un hublot, et surtout elles resplendissaient de couleurs très vives, jaune citron, bleu-violet, vert vif ou rose corail. L’ensemble était gai, lumineux, accueillant, et elle avait ressenti une joyeuse émotion à l’idée de vivre bientôt dans l’une de ces maisons.
Une certaine agitation régnait sur le quai quand le bateau s’était amarré, et son Archange amie avait serré son avant-bras pour la rassurer amicalement : elle allait s’occuper de tout. Une fois à terre, l’étrangère s’était approchée de l’un des notables qui présidait au déchargement et, après quelques mots échangés rapidement, était revenue en souriant : elle avait eu l’autorisation d’installer sa compagne dans l’une des maisonnettes du quartier réservé aux Archanges de passage. Certains vivaient en effet dans les îles voisines, dont ils exploitaient les richesses pour la communauté, et lorsqu’ils venaient dans la capitale pour des séjours plus ou moins longs, ils bénéficiaient d’une « maison d’hôtes » mise à leur disposition.
La jeune fille avait donc été logée dans ce quartier peu animé, ce qui la remplissait d’aise, car elle risquait moins de se trahir. Elle changeait de temps en temps de voisins, mais avait de bons rapports avec tous. Elle s’était bien intégrée à la communauté, avait noué quelques amitiés, et on l’avait rapidement affectée à un travail : elle participerait à la confection de nouveaux équipements de cuir chatoyant pour les soldats, car le Grand Prêtre était inquiet. Il avait vu en songe une marée ignoble submerger la ville, charriant des cadavres et des débris, et il en avait déduit qu’une menace planait. Il fallait se préparer, sans trop savoir à quoi s’attendre.
Elle s’en souciait peu, confiante, découvrant chaque nouveauté avec bonheur. Elle aimait se promener sur le port le long de l’eau couleur turquoise, ou découvrir les ruelles pittoresques dans le matin léger. Elle goûtait l’harmonie de ce monde qui lui apportait une paix bienfaisante.
Et pourtant, aux dires de tous, la menace se précisait, un nouvel anneau de nuages, violâtre cette fois, encerclait le pic glacé, et les oies sauvages étaient parties alors que l’été resplendissait.
Pour retrouver leur sérénité, les Archanges avaient décidé d’organiser une cérémonie religieuse. On avait donc demandé aux jeunes filles d’abandonner leurs tâches diverses pour effeuiller une multitude de roses dans de larges corbeilles de joncs tressés. Les religieux de la ville devaient en joncher le sol autour de leur autel solennel pour symboliser la pureté nécessaire à l’équilibre du monde des Archanges.
Elle avait volontiers pris sa part d’ouvrage, car elle éprouvait un réel bonheur à plonger ses mains dans les doux pétales parfumés. Mais quel n’avait pas été l’effroi des officiants lorsqu’ils s’étaient aperçus que l’une des panières ainsi préparées contenait un grand nombre de pétales pourris.
Le phénomène s’était reproduit quelques jours plus tard lorsque le Grand Prêtre, inquiet, avait fait procéder au même cérémonial avant de consulter l’eau sacrée. Et pire encore, il avait découvert en se penchant sur le vase précieux que l’eau en était chargée de cendres, signe que l’Harmonie était rompue. Dès lors, l’ensemble du peuple s’était pris à redouter une catastrophe.
La jeune fille frissonna malgré sa chaude tunique. Ses mains étaient glacées. Elle se leva et fit quelques pas dans sa cellule avant de revenir s’asseoir, jetant un coup d’œil au-dehors : non, le jour n’était pas encore proche, rien ne bougeait dans la cité. Elle se replongea dans ses souvenirs.
Une vague de peur avait gagné la ville le jour où un grondement sourd avait retenti du côté de la montagne. Le ciel s’était obscurci en quelques instants, et bien qu’on fût en plein midi, c’est dans une pénombre crépusculaire que chacun avait abandonné ses occupations pour gagner la grand-place au milieu de la ville : peut-être que les notables ou les prêtres auraient une explication. Mais personne ne connaissait la cause du phénomène, et la foule était restée là, tendue, silencieuse, jusqu’au moment où un cri de terreur avait jailli de la poitrine de l’un des Archanges : les yeux exorbités, il regardait le pic enneigé qui dominait Arkinoé. Il rougeoyait sur le ciel sombre, laissant glisser le long de ses flancs des coulées de glace comme des larmes de sang.
La foule des Archanges était tombée en prière, suppliant son dieu d’apaiser sa colère. La jeune fille avait instinctivement imploré, elle aussi, demandant au dieu, quel qu’il fût, d’épargner ce monde qu’elle aimait tant. Et soudainement la clarté du soleil avait de nouveau luit sur le peuple suppliant, mais personne n’avait bougé, chacun guettant le pic dont la glace restait marquée de larges traînées pourpres.
Religieux et notables s’étaient réunis en un grand conseil qui avait paru très long aux Archanges angoissés. Finalement, on avait annoncé que les événements terrifiants que tous venaient de vivre constituaient les prémices d’une apocalypse causée par une souillure inexpliquée. Quelque chose avait troublé l’Harmonie du monde dans lequel ils vivaient, brisant son équilibre. Il était donc nécessaire de laver cette salissure et, s’en référant aux Rites Exceptionnels, le Grand Prêtre avait ordonné la cérémonie du Grand Bain Purificateur.
Quelques jours plus tard, le peuple des Archanges s’était donc rassemblé sur la grand-place pour gagner en cortège le bord de la mer. Pour suivre le rituel, les jeunes filles devaient se plonger dans l’eau les premières. Chacune avait reçu une couronne de fleurs aux senteurs enivrantes et, vêtues de longues tuniques blanches aux reflets argentés, elles s’étaient rangées deux par deux sous l’œil attentif du Grand Prêtre. La place de la jeune Humaine lui avait été désignée, vers le milieu du groupe, ce qui l’avait rassurée car elle se trouvait ainsi un peu moins en vue.
Un gong avait résonné dans l’air calme du matin et le cortège s’était ébranlé. En tête venaient les musiciens, puis le Grand Prêtre, porteur d’une urne de cendre, puis les religieux qui marchaient au rythme des tambours voilés. Ensuite s’avançaient les jeunes filles, puis les notables. La foule se rangerait à leur suite au fur et à mesure.
Elle avait imité l’attitude de ses compagnes, et marchait les yeux baissés, pieds nus et les mains jointes. Le parfum des fleurs qui ceignaient son front l’entêtait un peu, d’autant qu’il s’ajoutait à celui des bouquets odorants que les Archanges massés le long du trajet agitaient au passage du cortège.
Les jeunes filles avaient entonné un chant, et elle avait feint d’y prendre part. Mais la ligne mélodique en était simple, comme une psalmodie, et rapidement elle avait pu la suivre réellement.
Une fois les Archanges rassemblés au bord de la mer, les jeunes filles s’étaient alignées sur le sable blanc, et le Grand Prêtre les avait aspergées d’eau noircie de cendre tandis que ses acolytes balançaient au bout de minces chaînes des cassolettes où brûlaient d’étranges parfums. La fumée qui s’en échappait stagnait dans l’air immobile et elle avait ressenti un léger vertige. Les religieux poursuivaient leurs prières rythmées par les tambours, et la solennité du moment l’avait plongée dans une sorte d’extase, si bien qu’elle n’avait pas ressenti la fraîcheur de l’eau pendant qu’elle y entrait en reprenant spontanément leur mélopée. Puis toutes les jeunes filles avaient ôté leurs tuniques souillées d’eau noire.
Et une à une les voix s’étaient éteintes.
Prenant brusquement conscience du silence mortel qui s’était installé, elle avait levé les yeux, la gorge nouée par l’angoisse, pour découvrir que tous les regards étaient braqués sur elle. Interdite, elle avait regardé ses compagnes… et s’était sentie nue. Car toutes présentaient, recouvrant les épaules et la poitrine, un fin tatouage d’or, comme un filigrane, qui dessinait une pluie d’étoiles.
Le Grand Prêtre avait hoché la tête et, avec tristesse, l’avait désignée du doigt. Et ce geste contenait déjà sa condamnation.
Un gong vibra au loin, et elle regarda à nouveau l’horizon. Une lueur commençait à poindre, annonçant le lever du jour.
Elle entendit des pas qui approchaient, et la porte s’ouvrit sur les gardes masqués de cuir noir.